Si vous avez plus de 30 ans, vous avez très certainement commencé à vous informer sur l’actualité des jeux vidéo par le biais de magazines, puis sur des sites internet qui ont commencé à fleurir sur la toile à partir de fin 90, début 2000. Hier, la rédaction de Gamekult, fondée en 2000, annonçait son droit de retrait suite au rachat du site par le groupe Reworld qui souhaite transformer le site historique en une machine à fric à moindre coût. Un édito s’imposait donc, afin que nous puissions tous réflechir à ce que nous traversons depuis quelques années, et vers un futur qui sera foncièrement différent.
La presse « historique » est morte
Etat des lieux
Jusqu’à 2010, on pouvait compter de nombreuses rédactions professionnelles qui arrivaient très bien à assumer de très gros volumes salariaux. On pensera notamment à Jeuxvideo.com, Gamekult, Jeux Actu, Gameblog, Jeuxvideo.fr et quelques autres rédactions qui avaient réussi à se former en parallèle. Que reste-t-il aujourd’hui ? Avec la décision de la rédaction de Gamekult de quitter les lieux dans quelques semaines, le redressement judiciaire de Gameblog, la deuxième mort de JV.fr et l’usine à bons plans de JV.com, plus grand chose de « sérieux » à se mettre sous la dent.
Je ne vous parle même pas de la disparition quasi-totale des magazines papier qui traitaient de l’actualité jeux vidéo. A ma connaissance, seul Jeux Vidéo Magazine est encore actif (je me trompe peut-être).
A l’image de ce qu’on peut voir sur les chaînes « d’informations » à la télévision, les rédactions se sont petit à petit vidées de leurs journalistes pour laisser la place à des pigistes sous-payés, et à de simples relais de communication des éditeurs qui fournissent les communiqués de presse. Les salons se faisant rares depuis mars 2020, la plus-value journalistique s’est donc vue peu à peu grignotée par les besoins de visiteurs des grands groupes possédant ces sites historiques.
Ce qui a provoqué la mort de la presse
Les rachats par de gros groupes
Je pense que le premier pas dans la tombe, la presse jeux vidéo le doit à la cession de leurs entreprises à des grands groupes. Qui dit grands groupes dit actionnaires, et dit forcément obligation de rentabilité maximale. Pour donner un seul et unique exemple, je vous invite à vous rendre sur la page d’accueil de JV.com pour constater les dégâts.
Pour être rentable au maximum, il faut multiplier les articles (pour plaire davantage aux moteurs de recherche qu’à ses propres lecteurs), ratisser large, faire du buzz (le bad buzz est un buzz quand même), et surtout réinventer les rentrées d’argent. A ce sujet, je vous invite à lire l’article de mon confrère « Critix » sur IGN France et d’analyser les termes employés par Reworld pour constater à quel point le fric est le pilier central de tout cela. Une entreprise doit dégager des bénéfices pour vivre et faire vivre ses employés, je suis d’accord. Mais cela n’empêche pas de rester humain pour autant.
Les éditeurs et les influenceurs
Le début du déclin des « gros » sites d’actualité jeux vidéo est directement lié à l’émergence des premiers réseaux sociaux qui ont rapidement vu naître les fameux influenceurs. Avec des millions d’abonnés et des millions de vues, les éditeurs ont rapidement approché ces jeunes « talents » pour leur confier des jeux à tester, des opérations marketing et autres actions qui permettaient de toucher des centaines de milliers de joueurs et joueuses en une seule vidéo, tout en limitant les coûts promotionnels des jeux.
Je ne dis pas que cela est une bonne ou une mauvaise chose. Je constate simplement que depuis le carton de YouTube, il faut se rendre à l’évidence : les éditeurs et marques privilégient souvent ce public à la presse conventionnelle, écrite. Petit à petit, l’audience des sites historiques s’est déplacée vers ces nouveaux formats attractifs, plus fun que la lecture d’un gros pavé pour beaucoup, pour finalement s’imposer comme un média à part entière avec des acteurs aussi nombreux que variés. Et sans l’obligation de détenir la sacro-sainte carte de presse. J’en suis d’ailleurs un bon exemple, ne l’ayant jamais demandé, puisque inutile pour travailler dans ce secteur.
Les réseaux sociaux et la culture du zapping
A mes yeux, et j’ai pu le voir années après années, ayant fondé Playerone.tv en décembre 2009, c’est essentiellement la raison qui a tué à petit feu les sites d’actualité de jeux vidéo. Moi le premier, nous nous sommes tous habitués à ce que les infos viennent toutes seules à nous, en scrollant inlassablement nos applications Facebook, Twitter, Instagram, TikTok, YouTube et compagnie.
Les algorithmes ont remplacé nos recherchent Google. Les algorithmes nous proposent qui aimer, qui suivre, quoi lire, et façonnent notre utilisation d’internet. Depuis l’explosion de ma page Facebook en décembre 2014, je ne fais quasi aucune visite sur mon site si je ne partage pas les articles sur ma page Facebook et mon compte Twitter. Quant aux vidéos sur YouTube, si je mets le lien d’un test écrit dans la description d’un test vidéo, il n’est pas cliqué.
Les utilisateurs restent bloqués sur la plateforme qu’ils consultent, et referment la fenêtre une fois qu’ils ont consommé l’article, sans chercher à lire d’autres articles. La semaine dernière, j’ai été victime d’un piratage de mon profil Facebook. Je ne pouvais donc plus relayer les articles sur ma page, et la sentence a été immédiate : moins de 400 visiteurs par jour, quand j’oscille entre 2000 et 10 000 par jours en temps normal.
Les réseaux sociaux ont totalement remplacé les moteurs de recherche. Mais essayer de plaire à un algorithme est bien plus compliqué que d’essayer de bien se positionner chez Google. Quoi que, vaste débat…
Le manque de transparence
Petit effet qui a sans doute un peu joué en la défaveur de certains sites, le manque de transparence à une époque où les lecteurs et lectrices se posent beaucoup de questions sur la transparence des rédactions. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu une réelle communication sur des sujets épineux comme les press-tour, les sponsoring et autres sujets qui font douter quelques lecteurs. Un petit cailloux dans la chaussure de pas mal de rédactions qui n’a jamais été dramatique, mais qui s’ajoute aux autres crises traversées par la presse jeux vidéo ces dernières années.
Des informations verrouillées sur les jeux en développement
L’un des gros problèmes du journalisme vidéoludique, je le dis depuis le début de mon aventure dans ce secteur, est que toutes les informations d’un jeu vidéo en développement sont verrouillées à 500% par les éditeurs. Tant qu’on ne reçoit pas un communiqué de presse, il est impossible d’avoir la moindre once d’information sur un projet en cours de création. Même lors d’une interview où les développeurs sont priés de ne rien dire de plus que ce qu’ils ont le droit de dire.
Encore une fois, je ne dis pas que c’est une bonne ou une mauvaise chose, mais je constate simplement qu’il est donc impossible de vraiment faire un travail journalistique en dehors des tests de jeux, une fois qu’ils sont disponibles dans le commerce (ou quelques jours avant si on reçoit le jeu en amont de sa sortie).
Cela fait plusieurs années, voire même depuis toujours, qu’on peut donc lire les mêmes informations avec des mots différents sur divers sites internet. Ce n’est pas vraiment un bon moyen de fidéliser une audience, surtout quand on sait qu’une info n’a plus qu’une toute petite durée de vie à l’heure actuelle. A part pour les tests, il n’est donc pas vraiment nécessaire de consulter plusieurs rédactions, puisque l’information sera la même partout.
Dire adieu à une époque, et accepter une nouvelle ère
Si le concept d’une rédaction « à l’ancienne » n’est plus viable (la publicité rémunère trop peu, et les bloqueurs de publicités sont massivement installés), je pense qu’il faut surtout accepter que nous avons plongé définitivement dans une nouvelle ère. La fin de quelque chose, le début d’une nouvelle époque.
Voir les rédactions fermer les unes après les autres est un crève-coeur, mais je peux quand même entrevoir une belle transformation de la presse jeux vidéo, plus intimiste, et surtout beaucoup plus centrée autour d’une unique personne. Aujourd’hui, on suit plus volontier un nom qu’une marque (en ce qui concerne le gaming en tout cas). On aime connaître davantage les goûts et les couleurs de cette personne, ce qui fait qu’on lui accordera plus ou moins sa confiance.
Le journalisme de proximité, en quelques sortes ? C’est en tout cas ce que j’observe de mon côté, avec une relation privilégiée avec mes lecteurs (qui sont aujourd’hui appelé des abonnés, mais cela revient au même !) qui se permettent aujourd’hui d’être mes patrons. Je ne travaille pas pour faire du clic à outrance sur des sujets qui ne m’intéressent pas, mais pour mes lecteurs que je connais, et qui me suivent pour ce que j’ai à leur apporter. Combiné à des financements divers et variés (abonnement soutien sur Facebook, un peu de Tipeee, des étoiles pendant mes lives, le soutien de la chaîne YouTube), j’arrive aujourd’hui à vivre partiellement de Playerone.tv.
D’ailleurs, la rédaction de Gamekult ne part pas par manque de moyens, mais par divergence d’intérêt avec sa société directrice. Ce qui montre bien que les fidèles lecteurs et lectrices sont prêts à payer pour accéder à du contenu, et ça, c’est plutôt rassurant. C’est, je pense, l’avenir de la presse jeux vidéo : moins massive, plus intimiste, plus honnête, et liée directement à ceux qui vous font vivre.
La fin de l’internet qualitatif gratuit ?
Avec la démocratisation d’internet, nous avons pris l’habitude d’avoir accès à tout gratuitement, ou presque. Musique, films, séries, actualités etc. Mais depuis quelques années, je crois que beaucoup ont compris que ce n’était plus vraiment possible, sous peine de manger des publicités dans tous les sens, partout, tout le temps.
Je suis un fervent défenseur de l’internet gratuit, mais force est de constater que plus les années passent, et plus les choses évoluent. Ne proposer que du contenu payant m’est impensable, mais soutenir financièrement les journalistes qu’on aime me paraît être un bon compromis. Ainsi, les lecteurs les plus proches et les plus aisés peuvent faire vivre l’actualité, mais permettre aux moins fortunés de continuer à profiter d’un contenu de qualité gratuitement.
Une nouvelle ère de l’internet est grande ouverte. A nous de nous adapter pour continuer à faire vivre cette flamme qui anime à la fois les journalistes et les lecteurs / lectrices ! Merci de m’avoir lu, et je reste bien entendu à votre écoute sur mes réseaux sociaux habituels ! J’oubliais : bon courage aux journalistes de Gamekult. Une porte qui se ferme, c’est souvent 10 autres qui s’ouvrent.